Börek l'Eventré

« Celui-là m’aurait pour sûr fendu en deux. Un tel coup de hache d’abordage était autant destiné à me faire passer outre qu’à montrer à mes compagnons ce qu’il arrivait lorsque l’on s’en prenait à la mauvaise cible. Mais la piraterie était plus, et est toujours à mon sens, un art de vivre qu’une science exacte.

Ce fut Börek qui prit le tranchant de l’arme en plein abdomen à ma place. C’est quelque chose que l’on n’oublie pas.

Cela fait près de dix ans qu’il arbore fièrement ce sourire décousu et grossier. C’est d’ailleurs le seul sourire auquel les autres ont droit. Les autres, ça ne comprend ni moi, ni Franz.

D’aussi loin que je me souvienne, Börek a toujours été un cœur tendre plus qu’un comique troupier.

Seule sa conception de la tendresse est quelque peu particulière.

Il est l’un de mes trop rares amis, ainsi que celui de Franz. J’ai l’habitude de dire qu’il est aussi fiable et solide qu’un mât taillé dans un chêne centenaire, ce dont il a la taille par ailleurs.

Presque sept pieds de haut pour plus de trois cent livres de dévotion à la cause pirate. Fruit des œuvres d’une putain kynasienne et d’un géant rjurik, cet enfant de Baden n’a jamais connu que la misère jusqu’à son premier embarquement. Trop lourd pour grimper au gréement, trop grand pour travailler en cale, trop susceptible pour obéir au premier freluquet venu, il embarque comme apprenti charpentier à bord d’un navire marchand dénommé « la tonte ». Premier voyage, première déconvenue et première tonte. En mer depuis trois jours avec un chargement de soieries, le bâtiment est abordé par deux sloops, pillé, l’équipage estourbi sauf quelques hommes qui en réchappent afin d’assumer leur nouveau destin d’esclave. Il fera partie de ce lot.

C’est là que nous l’avons connu avec Franz, lorsqu’il a brisé d’une claque la mâchoire d’un maître canonnier qui songeait à s’approprier sa vertu.

Le capitaine le vendit à Gulf « nez-rouge », un soiffard de contrebandier qui possédait une galère, mais pas de maître des esclaves. C’est là que Börek apprit à faire obéir toutes les créatures vivantes de cette terre. Et il avait du talent à revendre.

Je ne l’ai revu que deux ans plus tard, lorsqu’il fut affranchi de fait, le malheureux Gulf ayant eu le crâne broyé par une rame de chaloupe. Il avait essayé de monter l’équipage ainsi que les esclaves contre un Börek qui les terrorisait tous. Il avait échoué. Il n’y a pas de deuxième chance avec cet animal-là.

Rembarqué avec nous à bord de « la fortune » par Gunther « l’insensé », en lieu et place de son maître d’équipage prématurément décédé d’une mauvaise dysenterie, Börek fit des merveilles.

J’ai rarement vu appliquer le Code avec autant de zèle et de précision. Nos camarades y réfléchissaient à deux fois avant de contester ou de lambiner, mais leur courage se décuplait, lorsqu’ils voyaient cette bête monstrueuse assoiffée de sang franchir un bastingage ennemi pour y donner la mort.

C’est là que nous avons pu constater que c’était un homme de cœur.

Il n’a jamais laissé souffrir les blessés, fussent-ils des nôtres et les a toujours tous achevés de sa propre hache. Cela a considérablement motivé les blessés plus légers à se remettre de leurs maux. Il n’a jamais torturé plus que de raison, bien qu’il ait toujours adoré clouer les mains de nos prisonniers au mât, à neuf pieds de hauteur et l’une sur l’autre. L’individu était bien entendu toujours rattaché à ses extrémités, du moins dans un premier temps. Il ne s’est jamais acharné sur nos camarades, que ce soit au fouet, à la rame ou simplement à la main. De toute façon, je crois qu’ils ne l’auraient pas supporté. Enfin, il n’a jamais revendiqué la part d’un autre, la sienne étant, d’un commun accord, à sa mesure.

Et il n’a jamais abandonné ses frères dans les plus grands périls.

Celui-là m’aurait pour sûr fendu en deux, mais ce fut Börek qui prit le tranchant de l’arme en plein abdomen à ma place. C’est quelque chose que je n’ai pas oublié.

Je fus envoyé au bagne et lui fut sauvé par Franz. A mon évasion un an plus tard, c’était lui qui m’attendait au pied de la chaloupe.

Depuis, nous sommes inséparables. Je sais ce que je lui dois. Il est ma main droite.

Je ne peux cependant m’empêcher de penser qu’il est devenu nettement plus cruel depuis cette mauvaise blessure.

Aussi cruel qu’il est pédéraste. Et comme je ne l’ai jamais vu résister à la vue du moindre mousse… »

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